La symbolique de Paris se découvre grâce à la compréhension de sa géographie sacrée, accomplie par la conjugaison de la volonté humaine avec l’inspiration spirituelle de ses bâtisseurs tout au long des siècles.
Paris est née d’une île, l’île originelle sur laquelle fut bâtie plus tard sa cathédrale. Et comme la symbolique des lieux semble ne rien laisser aux mains du hasard, on notera que le fleuve, avant d’emprunter son cours actuel, il y a quelque dix mille ans, faisait un arc de cercle qui effleurait les collines de Belleville, Montmartre et Chaillot, préfigurant déjà la forme future de la cité.
Dans cette île, dès l’Antiquité, apparaissait déjà la distinction entre le profane et le sacré : à l’ouest, les institutions humaines : le palais de justice et le palais royal ; à l’est, les institutions divines : les temples. Comme une balance équilibrant le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel.
L’île préfigurait déjà le tracé de l’axe est/ouest de la ville, le decumanus (1), incliné de 26 degrés par rapport au parallèle. La nef de sa cathédrale sera orientée par les constructeurs du XIIe siècle selon ce même decumanus. Par son orientation, par la symbolique de ses rosaces, Notre-Dame de Paris synthétise à elle seule la géographie sacrée de la ville.
Dans l’axe du decumanus, le fleuve porte la lumière à travers le cycle solaire quotidiennement renouvelé. La lumière qui est à la base de tout cheminement mystique, la lumière qui va inspirer tous les arts … et peut-être est-ce pour cette raison que cette ville guerrière et héroïque est en même temps ville Lumière avec une vocation créatrice.
Perpendiculaire au decumanus, le cardo, axe nord-sud, créé à l’origine de la cité pour faciliter le commerce et les échanges, fut tout d’abord l’expression de la volonté humaine. Dès la Préhistoire, ce chemin reliait le nord de l’Europe à la Méditerranée. Au nord de la cité, sur la montagne de Montmartre, un temple d’origine celte fut dédié au dieu Mercure (Dieu du commerce) ; son pendant existait au sud, dans l’actuelle montagne Sainte-Geneviève. L’enceinte de Philippe Auguste dessinera, quelques siècles plus tard, les trois niveaux qui augurent de sa structure moderne : au nord, le pôle économique et social ; au centre le pouvoir religieux ; et au sud, le savoir avec la colline qui va progressivement se peupler de collèges, comme le collège Sorbon.
Paris, comme d’autres grandes villes sacrées de l’Antiquité, est entourée par sept collines protectrices : le Mont-Souris (Isoré), la montagne Sainte-Geneviève (ancien mont celte Leucoticius), la Butte-aux-Cailles, Mésnil-Montant, Belleville, Montmartre (ancien Mont Mercure) et Chaillot.
La symbolique de toute colline rappelle toujours la première terre émergée des flots du chaos, le pouvoir ascensionnel qui relie le ciel à la terre, la première manifestation de la création du monde.
Quant à la symbolique de ce cercle formé par sept collines autour du cœur de la ville, véritable réseau de protection, elle rappelle les puissances de la Création et l’influence invisible de l’au-delà.
En effet, le nombre sept symbolise l’achèvement du monde en rapport avec les six directions de l’espace et le centre, qui les relie. Il associe le nombre quatre, qui symbolise la terre et le nombre trois qui symbolise le ciel, représentant ainsi la totalité de l’univers en mouvement qui s’achève dans la plénitude de ses cycles.
Si l’axe nord-sud, né de la volonté humaine des échanges et du commerce, nous donne l’orientation de la ville, immuable à travers son histoire, l’axe est-ouest, en revanche, semble émaner de la volonté divine, tant la destinée qui préside à sa construction véhicule une forte charge symbolique.
À l’origine de cet axe, deux chemins, l’un menant vers la Bourgogne, la future rue Saint-Antoine, l’autre vers Saint- Germain, future rue Saint-Honoré. L’équilibre de la ville entre l’est et l’ouest est parfaitement respecté. L’est, c’est le regard vers les origines de la Création, l’espérance du salut, le monde mythique ; l’ouest, c’est le regard vers les temps futurs, l’espérance du Progrès, l’avenir de l’homme.
Pendant des siècles, ces deux forces se sont complétées : le mythe et l’histoire, le sacré et le profane, Dieu et l’homme. Un jour, une tension apparut qui devait opposer, dans la conception même de la ville, théologie et humanisme.
Un premier déplacement du centre de Paris vers l’ouest apparaît lorsque Charles V, au XIe siècle, quitte le Palais de la Cité pour installer son nouveau palais au Louvre. Ce faisant, il fait passer le siège du pouvoir royal depuis l’île sacrée des origines vers la rive droite, qui représente la conquête matérielle : c’est la fin du Moyen-Âge, le début des Temps Modernes.
Mais en même temps, il installe sa résidence personnelle à l’emplacement de la future place Royale (place des Vosges), avec la création de deux palais : le palais des Tournelles et l’hôtel Saint-Paul. Une façon de rétablir l’équilibre entre l’est et l’ouest, et de conserver la dualité entre le pouvoir temporel et le pouvoir divin.
Deux siècles plus tard, Catherine de Médicis fera détruire l’hôtel des Tournelles pour installer le palais royal aux Tuileries. C’est à partir de ce moment-là, en 1563, que s’opère le glissement de la ville vers le soleil couchant. Un changement qui correspond aux transformations d’une société en pleine mutation : les valeurs passent de l’ «être» à «l’avoir». On est entré, pour des siècles, dans le règne de la matérialité, en même temps que s’amorce la décadence du pouvoir royal.
La ligne symbolique est cependant préservée : le palais de Catherine de Médicis aux Tuileries est construit dans l’axe du decumanus, ouvert sur l’ouest, suivant l’exacte orientation de la nef de Notre-Dame.
Henri IV compensera ce mouvement vers l’ouest en construisant l’actuelle place des Vosges au nord-est de l’île sacrée, et la place Dauphine à l’intérieur même de l’île-mère : un retour à la Cité. Deux places qui, par leur structure, conservent l’équilibre entre les deux pôles, le spirituel et le matériel. La place Royale, carrée, symbolise la matière ordonnée, tandis que la place Dauphine (du nom du Dauphin), en triangle, symbolise la triade divine : l’esprit et le corps réunis. Par ce geste, le roi affirme la continuité de la monarchie : tout est encore possible, dès lors que le Dauphin reçoit l’esprit divin.
Louis XIV poursuivra la sacralisation de la ville en construisant les deux autres places royales. Par leur disposition autour de la cité-mère, qui épouse fidèlement l’ancien cours de la Seine, ces places constituent un retour à la mémoire permanente. La place des Victoires en cercle, qui symbolise la sphère divine ; la place Vendôme, octogonale, qui symbolise l’union du ciel et de la terre. Autant de manières de projeter l’énergie céleste sur la terre, de donner à la ville sa dimension spirituelle.
À partir du XVIIe siècle, le grand axe de Paris, l’axe est-ouest devient le siège d’une tension plus grande, véritable combat entre les deux forces qui s’opposent : l’est, symbole de nos aspirations divines, et l’ouest, symbole de notre croyance en l’homme.
La Voie Royale de Le Nôtre apporte un déséquilibre au profit de l’ouest : elle devait prolonger l’axe de vingt-cinq kilomètres jusqu’à Saint-Germain, berceau du Roi-Soleil. Cette progression vers le soleil couchant, l’extrême occident, symbole de la fin des temps, était aussi une façon de regarder l’avenir comme un paradis, d’affirmer la victoire du progrès et de la libération de l’Homme.
Après l’arc de Triomphe de Napoléon, construit dans la logique symbolique du decumanus, orienté comme le tympan de Notre-Dame, Haussmann transformera la cité. Ses percées visent d’abord à créer une nouvelle croisée de Paris, un axe ouest-est prolongeant la rue de Rivoli jusqu’à la rue Saint- Antoine et un axe nord-sud, le boulevard de Sébastopol, débouchant sur la place du Châtelet, se poursuivant dans la Cité et sur la rive gauche à travers le boulevard Saint-Michel. Certes, la nouvelle croisée est placée sous l’égide d’un monument à forte portée symbolique, la Tour Saint-Jacques, parfaitement orientée selon les quatre points cardinaux. Mais les grands travaux de Haussmann ont entériné la confrontation entre l’est et l’ouest qui se poursuit encore aujourd’hui. Le centre ville et l’Ile de la Cité sont presque entièrement rasés, avec la perte d’importants vestiges spirituels et historiques. Le dernier agrandissement de la ville, en 1860, consacre Paris au triomphe de la bourgeoisie.
Le XXe siècle verra en même temps le développement de l’axe est-ouest jusqu’à la Défense et son arrêt brutal avec la nouvelle Arche, celle de la Défense, qui marque l’arrêt définitif de la ville : au-delà, plus d’espoir de construction d’immeubles chargés de symbolique créatrice ; la nouvelle organisation de la structure urbaine, avec ses périphériques, clôture Paris.
Otto von Spreckelsen, architecte de la Défense, semble pourtant imprégné de l’héritage symbolique lorsqu’il écrit que l’Arche sera «une fenêtre sur le monde comme un point d’orgue provisoire sur l’avenue avec un regard sur l’avenir.» L’Arche serait-elle la deuxième porte vers l’au-delà, réplique contemporaine de l’Arc-de-Triomphe ?
Comme la place de l’Étoile, la place de l’Arche est une grande place ouverte. Mais en même temps une place fermée sur elle-même, dont on ne peut s’échapper qu’en regardant vers le haut, comme semble nous obliger sa symbolique cachée. Car la véritable symbolique de cette porte est dissimulée au regard de l’homme.
Dans le toit de l’Arche, quatre cours intérieures, que l’on ne voit que d’en haut, forment une croix. Au centre, dans un patio ouvert sur le ciel, un cercle zodiacal dessine au sol une carte du ciel. Comme si l’architecte profane voulait (peut-être à son insu ?) instaurer un dialogue céleste…
Cependant, l’architecte ajoute : « Ce sera un Arc-de-Triomphe moderne à la gloire du triomphe de l’humanité. » Cette vision de l’Arche n’exprime plus une conception sacrée du monde, mais une nouvelle configuration symbolique centrée sur l’Homme. L’Arche tout entier est un hymne au pouvoir de l’Homme, à sa maîtrise de la matière, représentée par le cube évidé, qui affirme que la haute technologie peut maîtriser les puissances de la nature.
À l’intérieur de l’Arche des bureaux ont été installés, où les hommes œuvrent pour la gloire du progrès.
Comme l’a très bien observé Françoise Cachan, à propos de l’urbanisation de Paris du dernier quart de siècle, « Il est étrange de voir… un centre ville rejeter vers l’extérieur beaucoup de ses activités pour devenir si vite un lieu neutre… voué au passé, au souvenir, au tourisme. » Le centre et la périphérie ne semblent plus être connectés, les identités contrastées de quartiers et banlieues ne se sentent plus reliés dans une commune destinée.
A l’aube du XXIe siècle Paris pourra-t-elle relever le défi ?
Cet article est extrait de l’ouvrage de F. Schwarz, Symbolique de Paris. Paris sacré, Paris mythique, publié aux éditions du huitième jour.